Le tournant politique des années 30, la guerre et la résistance, l’Université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand

Pacifisme et antifascisme

Georges Canguilhem, à l’instar de son maître Alain, était un pacifiste fervent, et comme ses années de formation l’ont montré, un bouillant antimilitariste. Pour la plupart des pacifistes, le point de départ de leur militantisme est la « boucherie » de la Première Guerre mondiale. Dans la série Documents des Libres Propos, en 1932, il publie avec Félicien Challaye une brochure au titre explicite « La paix sans aucune réserve ». Dans le cadre de son militantisme pacifiste, Georges Canguilhem collabore également à la revue Europe fondée en 1923 sous le patronage de l’écrivain pacifiste Romain Rolland, de 1929 à 1936. Il y donne des articles moins polémiques mais se référant bien souvent à la nécessité de poursuivre sans relâche le combat pour la paix (OC, 1, p. 144).

Toutefois, progressivement, sans abandonner son combat pour la paix, il va privilégier l’antifascisme : l’arrivée au pouvoir d’Hitler, la montée de l’extrême-droite en France, les événements du 6 février 1934, la guerre d’Espagne, contribuent à accélérer cette évolution. Dès sa fondation, en mars 1934, il adhère au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, créé sous le patronage de Paul Rivet, Paul Langevin et d’Alain. C’est dans ce cadre que Canguilhem publie en 1935 la brochure Le fascisme et les paysans. (Cf. OC, 1, p. 515-593).
C’est à Toulouse où il s'installe en 1936 qu’il rompra avec ce que pensait Alain qui persistera dans un pacifisme à outrance. Il doit en grande partie cette évolution à Silvio Trentin (1885-1944), intellectuel italien réfugié à Toulouse où il avait ouvert la librairie du Languedoc lieu de rencontre des militants antifascistes. (OC, IV, p. 10)
Lorsque la guerre éclate, Canguilhem n’est mobilisé que tardivement, en janvier 1940, car il est père de trois jeunes enfants – après Bernard, sont nés Françoise (en 1934) et André (en 1937). Il est affecté durant quelques jours au dépôt d’artillerie de Castres puis revient à Toulouse en tant qu’« affecté spécial » au lycée Fermat, c’est-à-dire qu’il va poursuivre son enseignement jusqu’à la fin de l’année scolaire (OC, IV, p. 9). Depuis juillet Pétain était au pouvoir. Dans la continuité de ses engagements, Georges Canguilhem se montre hostile au nouveau régime ; dès la rentrée, il demande un congé « pour convenance personnelle » car, aurait-il écrit au recteur de l’Académie de Toulouse, Robert Deltheil : « Je n’ai pas passé l’agrégation de philosophie pour enseigner Travail, Famille, Patrie » (OC, I, p. 599). Désormais, il pourra se consacrer à plein temps à ses études médicales.
Fonds Canguilhem, cote : CAN 3250
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La Résistance et la Libération

Dès juillet 1940, Canguilhem participe à des réunions clandestines d’universitaires et de syndicalistes, organisées par Silvio Trentin (OC, IV, p. 10). En février 1941, il répond à un appel de son ami Jean Cavaillès (1903-1944), maître de conférences de philosophie à l’Université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand, pour le remplacer, car il est nommé à Paris.
À la rentrée de septembre 1941, Georges Canguilhem s’inscrit à la Faculté de Strasbourg pour poursuivre ses études de médecine qui sont couronnées en 1943 par une thèse de doctorat intitulée Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique qui, plusieurs fois rééditée en français, considérablement augmentée par son auteur en 1966, publiée dans diverses langues, continue de faire référence.

Georges Canguilhem s’est engagé dès 1940 dans la Résistance sous le pseudonyme de Lafont. Il confirme dans une déclaration avoir fait partie de la Résistance organisée d’avril 1941 (à son arrivée à Clermont-Ferrand) jusqu’au 27 août 1944, date à laquelle les Allemands quittent Clermont-Ferrand. (OC, IV, p. 14). Durant ces années, il est l’un des proches collaborateurs du médecin Henry Ingrand (1908-2003), chef régional des Mouvements Unis de Résistance (M.U.R), au sein desquels Georges Canguilhem assuma des responsabilités régionales.
ENS-CAPHÉS, Fonds Canguilhem, CAN 3256
plan du Mont Mouchet dessiné par Canguilhem
Crédits : Michel Dauzat



Jean Cavaillès
Crédits : Société des Amis de Jean Cavaillès


Dans les premiers jours de mai 1944 est décidée une concentration des maquisards au Mont-Mouchet, situé à la limite de la Haute- Loire et de la Lozère. Canguilhem s’y rend pour exercer comme médecin dans l’équipe médicale. Après plusieurs attaques et le massacre par les Allemands du convoi des blessés le 22 juin, il se réfugie à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère), où il retrouve le psychiatre Lucien Bonnafé (1912-2003) qu’il connaît déjà, et rencontre le psychiatre espagnol François Tosquelles (1912-1984) (OC, IV, p. 183).
Après deux semaines à Saint-Alban, Georges Canguilhem retrouve le quartier général d’Henry Ingrand au Mont-Dore. En août, il est envoyé en mission secrète à Vichy pour prendre le contrôle de l’administration de la ville, qui sera libérée le 26 août. De retour à Clermont-Ferrand, il exerce les fonctions de chef de cabinet du Commissaire régional de la République Henry Ingrand. Il les remplira jusqu'en mai 1945. (Cf. OC, IV, p. 10-16)
 
À la rentrée 1944, il reprend ses cours à la Faculté de Strasbourg, toujours repliée à Clermont-Ferrand car la capitale alsacienne n’est pas encore libérée, et participe au débat public en publiant des éditoriaux dans le journal régional Liberté dont il est membre du conseil d’administration. Il y évoque les sujets d’actualité.
La rentrée universitaire de 1945 s’effectuera à Strasbourg. Canguilhem quitte alors ses fonctions auprès d’Henry Ingrand et rejoint avec sa famille cette ville où, durant trois ans, il reprend intensément ses travaux philosophiques, publie d’importants inédits de Jean Cavaillès, prononce plusieurs conférences, dont certaines seront publiées dans l’ouvrage édité en 1952 sous le titre La connaissance de la vie.
La connaissance de la vie (couverture)
ENS-CAPHÉS, Fonds Canguilhem, CAN 3274
La connaissance de la vie (page de titre)