À propos des archives de Georges Canguilhem conservées au CAPHÉS


La donation au CAPHÉS, par sa famille, des archives de Georges Canguilhem découle d'un souhait explicite de celui-ci. Qu'un homme aussi discret ait souhaité la conservation de ses archives dans un établissement public, qui assure aux chercheurs la liberté d'accès, a quelque chose d'inattendu pour ceux qui l’ont connu, d'autant que Canguilhem reste peu soupçonnable d'égotisme (bien que grand lecteur de Stendhal).

Mais surtout cette volonté de cession au bénéfice des chercheurs a presque forme de paradoxe chez un homme qui a superbement ignoré dans son propre travail intellectuel tout recours à des archives de philosophes ou de scientifiques1.

On s'attendrait certes chez un historien des sciences, comme chez tout historien, à ce que le travail sur archives soit en quelque sorte de routine. Mais Canguilhem s'est toujours considéré davantage comme un philosophe que comme un historien des sciences et par ailleurs sa conception maintes fois affirmée de l'histoire des sciences caractérise celle-ci comme un exercice par essence philosophique. Toutefois, et malgré des observations négatives assez nombreuses à propos de trouvailles en archives qui ne suppléent pas aux carences de pensée de leurs «découvreurs» s’empressant de les publier, Canguilhem ne s'est jamais privé d'user de correspondances et d'inédits publiés par d’autres (comme on voit, par exemple, dans certains de ses écrits sur Auguste Comte). Il a aussi reçu très positivement les travaux de certains historiens comme ceux de Mirko Grmek, par exemple, éditeur des Cahiers de notes de Claude Bernard et, dans sa thèse de doctorat, analyste érudit de des cahiers de laboratoire, et il avait même accueilli dans sa collection «Galien» aux Presses universitaires de France, la publication par Yvette Conry de la correspondance jusque-là inédite de Charles Darwin avec Gaston de Saporta.

En somme, comme il a été d'usage chez presque tous les philosophes, son matériau restait presque exclusivement l'imprimé, même s'il ne pouvait ignorer que la mise à sa disposition de beaucoup des écrits de philosophes provenait largement du travail en archives de grands éditeurs, comme Adam et Tannery pour Descartes ou Gerhardt pour Leibniz.

De sorte que le paradoxe de cette donation pourrait s'avérer plus apparent que réel.

De fait, à l'examen du Fonds conservé au CAPHÉS, on a vite fait de constater que, dans une mesure qui n'est pas mince, Canguilhem fut son propre archiviste. L'état du classement lors de la donation, le souci de dater aussi précisément que possible les dossiers (comme en témoignent de nombreuses inscriptions de sa main portées sur bon nombre de ceux-ci), aussi, à l'occasion, certaines explications dont Canguilhem lui-même ne peut avoir été le destinataire, donnent fortement à penser qu'à un certain stade une mise en ordre a été par lui effectuée pour guider l'archiviste récepteur et gardien de la donation et/ou les éventuels lecteurs.

Mais il faut savoir aussi que l'archive canguilhémienne présente cette particularité d'avoir d'abord été non pas un dépôt pour l'avenir, pour l'usage que d'autres en feraient, mais l'outil même du travail intellectuel de Canguilhem.

Certes, quelques-uns de ses cartons remplissent une fonction mémorielle ou d'intendance (relevés de notes scolaires, diplômes, pièces administratives, d'état professionnel ou civique, etc.), mais cette archive avait été constituée moins pour servir de trace à une existence, que comme ressource pour la poursuite du travail même de Canguilhem. Avant d'être un dépôt cette masse documentaire fut un réservoir de matériaux et une batterie d'instruments. Hors quelques strates plus ou moins fossiles (par exemple les manuscrits d'œuvres publiées), le gros de l'archive est largement constitué de dossiers qui restaient, de la part de Canguilhem, aptes à de nouvelles activations. C'est ainsi que des préparations de cours (pour la plupart soigneusement rédigés), des notes de lectures, des réflexions jetées sur papier au gré de leur survenue, des pièces de correspondance même, étaient conservées et classées de façon à être réutilisables, mobilisables pour de nouveaux projets.

Parmi les particularités de cette archive, on observera la quasi totale absence de carnets ou cahiers de prises de notes ou de développement de réflexions2. C'est que très tôt Canguilhem avait mis au point une technique d'usage de dossiers constitués de feuilles volantes et de documents susceptibles de transport d'un dossier à un autre selon les besoins des travaux en cours3. De cette pratique, dont Canguilhem avait fait une obligation à ses étudiants dans ses classes de lycée des années 1930, Jacques Piquemal a laissé un témoignage tout à fait clair: dès le premier jour de classe, «des instructions détaillées sont données sur les notes à prendre. Prohibition de toute espèce de cahiers (ils restaient une institution scolaire fondamentale). [...] nous rangerons ces pages dans des dossiers avec compartiments de sous-division (cartons, chemises, etc.) aussi nombreux, en niveau et en nature, qu'il nous conviendra. Chacun est libre d'y joindre tout élément, pris hors du cours (journaux, etc.) qu'il jugerait approprié. [...] Notre professeur insiste sur la nécessité, en philosophie [...] d'archives aussi souples, accueillantes, indéfiniment ouvertes: on les utilisera encore, si l'on veut, au delà des années de Lycée4 ». L'ordonnancement du Fonds Canguilhem constitue en quelque sorte l'illustration même des résultats de l'application de ses propres consignes5

Ceux qui ont été invités par Canguilhem dans son bureau de travail tout en haut de sa maison de Marly-le-Roi n'ont pu qu'être frappés par l'ordre qui y régnait et par la capacité qu'il avait de trouver et de prendre en main sans hésitation tel ou tel de ses nombreux dossiers, parfois remontant à quelques décennies, pour établir un fait ou illustrer un point dans la discussion. Le Fonds Canguilhem à son tour témoigne de sa discipline de travail.

Nous savons cependant que cette archive telle que rassemblée dans le Fonds Canguilhem au CAPHÉS n'est pas intégrale. Des éléments de correspondance surtout ont disparu ou ont été détruits, par souci de discrétion semble-t-il, après la mort de Canguilhem. Mais il demeure un nombre très considérable de lettres de Canguilhem entre les mains de ses correspondants ou de leurs ayants droit, comme aussi chez des collectionneurs. Peut-être serait-il approprié de faire un appel pour rapatrier ces documents ou tout au moins leur photocopie ou leur numérisation. Qui devrait en prendre l'initiative?

Camille LIMOGES
(
membre du comité éditorial des « Œuvres complètes »  de Georges Canguilhem, éditeur des volumes 3, 4 et 5)
10 octobre 2017

 

 

1 À une exception près, l'utilisation dans son article sur «L'Histoire des sciences de l'organisation de Blainville et l'abbé Maupied» (cf. dans OC V) d'un exemplaire interfolié de cet ouvrage portant des corrections manuscrites de Blainville, acheté pour la bibliothèque de l'Institut d'histoire des sciences de la rue du Four

2 Le recours à des cahiers ou des carnets est resté chez Canguilhem tout à fait exceptionnel (quelques prises de notes au début de ses études, lors d'un cours de Lagache durant la guerre, des observations transcrites ou formulées lors d'un échange avec une malade chez Bonaffé et Tosquelles, à l’hôpital de Saint-Alban en mai 1944 (cf. OC IV, p. 16, et p. 183 sq.); c'est à peu près tout.

Cette méthode de travail adoptée par Canguilhem contraste avec celle généralisée et obligatoire dans les disciplines scientifiques où s'impose impérativement la consignation séquentielle et datée de tout aspect du travail en cours dans le «Cahier de laboratoire».

«G. Canguilhem, professeur de Terminale (1937-1938). Un essai de témoignage», Revue de métaphysique et de morale. vol. 90. no 1, janvier-mars 1995, p. 63-83, p. 64.

Plusieurs des dossiers conservés au CAPHÉS comprennent ainsi, sur l'objet précis identifié en titre du dossier, des feuillets d'âges divers portant des notes de lecture, des références, des exposés ou extraits de conférences ou d'enseignements antérieurs, dont les dates de production sont parfois décelables par datation expresse ou, plus souvent, par l'écriture, par recoupements et aussi par la nature et la couleur du papier..