Au temps de mai 1968 : réformer l'université de Lille

Assistant à la Faculté des Lettres de l’Université de Lille en 1966, Gérard Simon s’inscrit au Syndicat national de l’Enseignement Supérieur (SNESup) et en devient très vite le responsable syndical et le secrétaire pour la section de la Faculté des Lettres. Membre du Parti Communiste ayant une longue expérience militante acquise à l’ENS, il fut aussi l’un des responsables universitaires du parti à la tête de la cellule communiste universitaire avec son frère, Michel Simon, puis membre du bureau de section de la section universitaire quand celui-ci fut créée.
Fortement impliqué dans la restructuration de l’institution universitaire lilloise pendant ces années, il a réuni une documentation privilégiée pour comprendre les événements autour de mai 1968 : correspondances et documents en tant que membre du PC, interviews, notes et réflexions sur la restructuration disciplinaire des facultés et sur les lois promulguées ainsi que les documents officiels qui en ont été distribués (notamment la réforme Fouchet et la loi Faure, ainsi que les statuts et règlements qui en ont résulté pour l’Université de Lille), comptes rendus d’assemblées et de réunions, participations à des débats rétrospectifs sur les événements, ainsi qu’une multitude de coupures de presse et de prospectus témoignant de l’effervescence de l’ambiance sociale et de la multiplication d’associations et de collectifs d’universitaires, étudiants et chercheurs compris.
Gérard Simon, acteur au premier plan des événements de l’époque qu’il contribue aussi à éclairer en temps réel, est donc un témoin important : le riche corpus documentaire du CAPHÉS permet d’aborder les multiples facettes d’un processus académique et légal qui tendait vers une décentralisation de l’appareil universitaire français. On pourrait donc voir dans son implication à Lille un positionnement politique avec la création d’un système universitaire horizontal et la démocratisation de l’enseignement.
Gérard Simon a été un tenant du paritarisme entre les enseignants, les étudiants et le personnel universitaire. Pour lui, l’éducation universitaire devait être un foyer pour le progrès social. En outre, il s'est montré préoccupé par l’accroissement exponentiel du pourcentage d’étudiants salariés. On trouvera par exemple un de ses articles publié dans La Voix du Nord en novembre 1968, où il condamne « l’étroitesse technocratique » de la réforme Fouchet, dont la spécialisation précoce des étudiants lui semblait fallacieuse. Quant à la loi d’orientation d’Edgar Faure, il y reconnut sa compatibilité avec l’agenda politique des universitaires, tout en gardant une prudente méfiance en raison de sa négligence sur la question des conditions matérielles et économiques handicapantes au sein de l’université.
Le point de vue de Gérard Simon sur la reconfiguration disciplinaire qui a eu lieu à l’université est d’autant plus intéressant qu’il a cultivé en épistémologue des réflexions sur les critères de démarcation entre sciences, sciences humaines et savoirs d’autres ordres. Ses notes abordent donc l’inadéquation du partage traditionnel en quatre facultés (droit, médecine, sciences, lettres) et l’urgente nécessité d’une disposition institutionnelle qui stimule l’interdisciplinarité. Il a prôné leur éclatement en Unités d’enseignement et de recherche à regrouper dans de nouvelles universités sur une base théorique et des projets fondés sur le principe du dialogue interdisciplinaire.
La réorganisation fut finalement conditionnée par des intérêts politiques et corporatistes. Mais malgré un découpage factice, comme le souligne Gérard Simon dans une interview pour la Revue Espaces Marx en 1998, « les nouvelles Universités ne furent plus les anciennes Facultés. Le pouvoir des mandarins en matière de recrutement, de promotion et d’enseignement, devenu collégial, ne fut plus discrétionnaire. Les conseils ont assez bien fonctionné dans les années 70, on créa sous l’impulsion du Président Deyon un Conseil scientifique, qui joua un rôle majeur dans la promotion de centres collectifs de recherche, la création de revues et celle des Presses Universitaires de Lille ».
Et il ajoute que « le contenu des enseignements put être modernisé : pour ma part, j’ai pu enseigner du Marx, du Lévi-Strauss ou du Foucault, et créer, encore assistant, un premier enseignement d’histoire des sciences à l’Université. Tout ceci était impensable auparavant1 ». Effectivement, Marx était un auteur difficilement reconnu comme classique, et il était encore plus compliqué de traiter librement d'auteurs encore vivants ; les thèmes d’enseignement étaient directement choisis par le directeur de l’institut. Gérard Simon a considéré donc que c’était au plan de ses libertés intellectuelles qu’il avait le plus gagné en tant qu’enseignant et que chercheur à la suite de 1968. Mais il a rappelé aussi qu’en fin de compte « la  rénovation des Universités, même si elle a été le fait des enseignants, a vraiment eu pour principal moteur le mouvement étudiant. C’est une leçon que les gouvernements n’ont pas intérêt à oublier2 ».

[1] Entretien avec Gérard Simon, Dossier spécial "1968 : le mai des nordistes" de la Revue Espaces Marx, n° 11, 1998

[2] Ibid.

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