La science à travers l’histoire : postures épistémologiques

La thèse que Gérard Simon a développée et soutenue au long de sa carrière, comme l’ont noté Sabine Rommevaux et Bernard Joly, est que les systèmes de pensée et les sciences naissent dans des contextes à la fois culturels et historiques dont ils sont indissociables. En cherchant à définir la science en tant qu’objet concret, Gérard Simon constate que la dimension fondamentale pour en faire l’épistémologie est son historicité. Cette entreprise vise à faire, en se situant exclusivement sur les terrains dont s’occupent les sciences (ceux de la nature et de l’histoire), « une appréciation rationnelle de ce que l’on peut en attendre – redoubler leur rationalité par une saisie rationnelle de leur genèse et de leur portée 1. »

Situer les sciences dans le temps implique pour lui de dégager une nosologie des formes de connaissance pour entrevoir leurs rapports avec les savoirs qui les précèdent. Prônant l’historicité profonde de leur constitution, il soutiendra que l’on trouve, à travers l’histoire, des formes de rationalité différentes dont les énoncés de vérité dépendent de leurs structures et cohérences particulières, et que donc un objet ne peut être pensé que dans la mesure où il est devenu pensable, légitime et pertinent dans un cadre intellectuel spécifique.

C’est une critique constructive qui ne cherche nullement à démontrer un caractère vain des sciences, mais à définir leur encadrement dans des structures de pensées rendues possibles par les sciences dans leurs divers états de développement. Ainsi, il n’existe pas un modèle universel et canonique de scientificité, puisque chaque discipline est un champ autonome avec ses propres méthodes, objets de savoir et manières d’aborder la réalité. Il n’y a pas de différence entre sciences « exactes » et « molles » : la nature de l’objet autorise l’approche.

Gérard Simon dégage dans sa thèse des catégories analytiques et des notions qu’il continuera à développer dans ses livres et articles postérieurs. Comme le note Maurice Caveing, il a joué « un rôle institutionnel de premier plan pour la diffusion de la notion de "savoir" dans des cercles intellectuels de plus en plus larges et publications érudites 2 », et a contribué à rendre la notion opératoire pour l’histoire des sciences en France. Le concept implique toute forme de connaissance systématisée, qu’elle soit de l’ordre du sensible ou de l’abstrait, autonome ou pas par rapport à des régimes d’intellection qui ne relèvent pas nécessairement de l’ordre du rationnel ou du proprement « scientifique ».

Ainsi, sa notion de « science fossile » fait référence à des théories préscientifiques généralement fondées sur des connaissances relevant de l’expérience sensible, et qui se différencient des sciences contemporaines qui, elles, sont de l’ordre de l’abstraction et épistémologiquement autonomes. Des sciences sont dites « fossiles » lorsqu’elles deviennent obsolètes en raison de l’épuisement de leur pertinence et de la non compatibilité des cadres culturels qui les ont rendues possibles avec ceux qui leur succèdent à travers le temps. Ces cadres correspondent à ce qu’il nomme des « métathéories » ou « métasciences », c’est-à-dire des systèmes philosophiques, représentants des normes et conventions culturelles d’une époque et qui conditionnent le sens métaphysique et les objectifs d’une théorie. Elles sont aux fondements de la pertinence d’une science lorsqu’elle se trouve dans un stade précoce et non autonome de développement : « la philosophie a longtemps servi de garant théorique à des sciences qui, tout en progressant, restaient incapables d’assurer par elles-mêmes l’intégralité de leurs fondements 3 ».

[1] Gérard Simon, Sciences et histoire, Paris, Gallimard, 2008, p. 19.

[2] Maurice Caveing, « Savoirs et sciences selon Gérard Simon », dans « Sciences, textes et contextes. En hommage à Gérard Simon », numéro spécial de la Revue d’histoire des sciences, Tome 60-1, Janvier-Juin 2007, 268 p.

[3] Gérard Simon, Sciences et histoire, op. cit., p. 174.

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